DOCUMENTATION

 

Alphabet de Byblos, alphabet universel

 

Article écrit par Christian LOCHON, paru dans la revue Byblos, n° 1, Jbail (Liban), 2001.

 

      

L’alphabet n’est pas le début de l’écriture, mais c’est le début de notre écriture. Cette façon de transcrire aujourd’hui des milliers de langues, qu’elle s’opère de droite à gauche comme en sémitique ou de gauche à droite dans de nombreux autres systèmes, est née sur les rives orientales de la Méditerranée, et elle s’est propagée dans le monde entier. Comme beaucoup d’autres inventions techniques ou de réalisations artistiques, l’alphabet a été inventé, sans doute à plusieurs reprises, dans cette zone géographique. Diodore de Sicile, au 1er siècle, avant notre ère, nous en avait fait part : « Parmi d’autres beaux-arts, les Phéniciens ont transmis aux Grecs les lettres alphabétiques ».

 

C’est à Ougarit (près de Lattaquieh) et à Byblos que l’on en a découvert les deux premières manifestations ; les autres ne sont pas encore déchiffrées comme dans la péninsule de Sinaï.

 

Alphabet est composé de deux mots sémitiques : « alif » (le bœuf) et « bet » (la maison), tous les alphabets employés dans le monde proviennent de l’ougarito-phénicien et toutes les langues utilisent non seulement le mot « alphabet », combiné des deux premières lettres de ce premier alphabet, mais encore l’ordre dans lequel elle furent placées (avec quelques changements imposés par la phonétique particulière de chaque langue), par les inventeurs.

 

I – Trois Empires régionaux

 

Définissons d’abord le cadre politico-géographique du XVe siècle avant J.C., où s’étaient imposés trois empires.

L’Egypte, puissance traditionnellement forte et importante, unifiée par la langue, la religion et, semble-t-il, par des ethniques communes.

L’Empire Mittanien, à l’Est en Mésopotamie, étendant son hégémonie sur les villes syriennes, qui lui étaient liées par des accords de plus ou moins profonde allégeance.

L’Empire Hittite au Nord, très présent aussi dans la Syrie de l’époque, ennemi traditionnel de l’Egypte, mais déjà miné par des divisions socio-culturelles. Il a adopté une écriture monumentale hiéroglyphique, qui transcrit plusieurs langues de systèmes différents.

L’espace syrien entre ces trois colosses est tour à tour, et même synchroniquement, égyptien et hittite avant de devenir hellénistique, romain, byzantin et d’influencer les autres civilisations ; la déesse Ishtar (Astarté) donnera les mots « astre » et « star ». Sur la côte, on trouve les Phéniciens originaires du nord de la presqu’île arabique ; le pays dont ils étaient venus, ils l’appelaient « terre de Dieu », et il semble que par attraction dans leur nouvel environnement, ce soit devenu (Arzullah) « cèdres de Dieu » ; et c’est pourquoi le cèdre deviendra le symbole de ce peuple (cf Revue Biblique n° 80, 1973, pages 264-276).

Déjà de petits états-cités sont nés, indépendants mais faibles, petits mais importants par leur commerce, leur flotte de transports, leur sens pratique. A l’intérieur de ces terres, on trouve les Araméens répartis dans plusieurs royaumes, surtout bédouins, Arpad, Gamat, Laash, Damas.

L’Egypte est gouvernée par la prestigieuse dynastie des Ramsès ; ses troupes s’affrontent avec leurs ennemis hittites dans les environs des principautés syriennes ; lorsque viendra, au XIIe siècle, l’invasion des  « peuples de la Méditerranée », elle sera la seule puissance de l’époque à les arrêter. Au XIIIe siècle de notre ère, les souverains mamelouks de l’Egypte auront été les seuls à briser l’invasion des Mongols. Répétition de l’histoire ? La civilisation égyptienne est imitée dans le reste du monde ; elle est le référent suprême , hiératique et secret.

 Les Hittites ont balayé l’Empire babylonien (1595 avant J.C.) et conquis les principaux royaumes amorites de Syrie du Nord au XIVe siècle mais Ougarit a su conserver son autonomie. Cependant, l’Empire Hittite va imploser sous les coups portés par les jacqueries de paysans serfs exaspérés par des impôts de plus en plus lourds ; on a retrouvé dans les archives d’Ougarit des documents relatifs à la condamnation au servage des agriculteurs endettés ; sans doute ces « grandes compagnies », formées aussi de mercenaires indo-européens liés aux Mycéniens, sont ces bandes de corsaires auxquelles les Egyptiens ont donné le nom « de peuples de la mer », et qui allaient détruire toutes les villes côtières depuis la Turquie actuelle jusqu’à la presqu’île du Sinaï.

 Enfin, l’Empire Mittanien a repris l’espace babylonien à partir d’une capitale située sur le Haut Tigre, mais non retrouvée. Cette puissance politique, dominée par Hourrites indo-européens qui avaient introduit dans cette région la domestication du cheval, va bouleverser les habitudes religieuses régionales ; le culte de Mithra et des divinités de l’Olympe indien s’étend dans l’ensemble du Proche-Orient. Les petits Etats signent des traités d’allégeance (sauf Ougarit), et cette unification forcée des territoires syrien et mésopotamien permet un libre échange des marchandises, des nouvelles philosophies et religions, des cultures et des langues.

 Les Grecs débarquent sur les côtes d’Anatolie dès la fin de l’époque mycénienne (1400-1200 avant J.C.) ; ils vont fonder les cités de Milet, Smyrne, Clazomène, et helléniser Ephèse  ou Halicarnasse. Les Grecs seront donc peu éloignés des centres de découverte de l’alphabet et, très attentifs à cette création, en assureront la propagation vers l’Ouest et l’Europe.

 

II – Langues du Proche- Orient antique

 

Il faudrait analyser maintenant les facteurs linguistiques de l’époque pour comprendre la formation et l’utilisation de l’alphabet dans cette région. Tout d’abord, nous avons affaire au groupe des langues dites chamito-sémitiques, divisé en quatre rameaux :

 

1)     le sémitique, utilisé au Proche-Orient

2)     l’égyptien devenu le copte

3)     le libyco-berbère au Maghreb

4)     le couchitique dans la corne de l’Afrique (bedja, afar, somali, etc…)

 

 

sémitique

égyptien

berbère

couchitique

mort

m w t

m w t

m m t

 

compter

h sh b

h s b

 

h s b

 

 Aujourd’hui, le sémitique et particulièrement l’arabe, a envahi toutes ces zones de pays berbérisants (Maghreb) ou couchitisants (Djibouti, Somalie), sous l’effet de l’attraction politique à la Ligue Arabe.

 Au XIVe siècle avant J.C., quelles sont les langues utilisées dans la région ?

 

A – SEMITIQUE OCCIDENTAL DU NORD-ORIENT

 

                                   - CANANEEN                    phénicien + punique

                                                                       hébreu (langue liturgique)

                                                                       moabitique

                                                                       araméen :        palestinien

                                                                                              nabatéen

                                                                                              palmyrénien

                                                                                              syriaque (langue liturgique)

                                                                                                                  

                                 - OUGARITIQUE                   amorite

 

 

B – SEMITIQUE OCCIDENTAL DU SUD-OUEST

 

 

                       -PROTO-ARABE :              (Yemen et Nord de la péninsule arabique)

                       -SUD ARABIQUE :             sabéen

                                                                       hymiarite

                                                                       socotréen

 

 

                             C – SEMITIQUE ORIENTAL

 

L’akkadien (assyro-babylonien) demeure la langue des échanges diplomatiques comme le français au XVIIIe siècle. A Tell-Amarna (Egypte) on a retrouvé les tablettes diplomatiques en akkadien. L’égyptien, langue non sémitique, n’est pas utilisée hors d’Egypte.

 Quels étaient, d’autre part, les systèmes utilisés à la même époque dans la région ?

1 – Le système égyptien  sous deux formes :

 -   hiéroglyphes monumentaux et écriture cursive ou hiératique ( plus tard)

 -   démotique pour les papyrus, (six cents idéogrammes).

 2 – Le système suméro-akkadien

 -   à base idéographique

 -   ou phonographique, comme un rébus (exemple : eau = O)

 Les deux systèmes demandaient un apprentissage très long réservé à une caste fermée de scribes ; sans doute, le passage à une forme d’alphabétique était connu ; on a retrouvé des inscriptions protosinaïtiques (1800 avt JC.) dans les mines de turquoises des pharaons, n’utilisant que 35 signes différents ; ces inscriptions n’ont pu encore être déchiffrées, mais Garciner a montré l’origine égyptienne de l’alphabet sémitique. Cependant, ce système ne fut jamais vulgarisé par la corporation des scribes qui désirait conserver les avantages de la connaissance exclusive du système hiéroglyphique.

 Il appartenait donc à une cité phénicienne, de modestes dimensions, mais ayant su attirer par son commerce et sa culture beaucoup de visiteurs et d’immigrants, de franchir cette étape de vulgarisation de l’écriture. Ougarit désirait, on l’a vu, préserver son nationalisme citadin en développant une écriture propre, même imitée de Babylone, et ses négociants désiraient utiliser pour leur correspondance commerciale, leurs factures, leurs décomptes de marchandises, une « sténographie » qui réduirait le maniement et le déchiffrage de nombreux signes compliqués et différents, incluant les marqueurs supplémentaires de genre, de nombre, d’espèces etc…

 Ainsi, un Ougaritien consigna le cananéen local, qui exigeait plusieurs centaines de graphèmes en les réduisant à trente (nous verrons qu’à Byblos, deux siècles plus tard, on les réduira à vingt-deux). Un de ces abécédaires, qui servit dorénavant à enseigner à écrire aux jeunes scribes secrétaires, fut découvert dans la salle occidentale des Archives du Palais-Royal en 1949. La connaissance de cette langue phénicienne permit rapidement de comprendre l’importance de la découverte.

 

III – Le passage de l’écriture cunéiforme  à l’alphabet

           

 Le fait que les langues sémitiques privilégient l’analyse consonantique, conduit à ce que le nombre de consonnes soit naturellement phonétiquement réduit, si on attribue à chaque valeur phonétique un seul graphème ; un mot uniquement composé de voyelles (ex : « eau ») n’est pas concevable en sémitique. Tout le monde sait que les dérivés « mektoub » (c’est écrit), « maktaba »(bibliothèque) ou « kateb »(scribe) viennent d’une racine trilittaire « kataba » qui donne le sens « d’écrire ». L’inventeur se livra donc à un déchiffrement phonétique qui consistait à isoler les phonèmes constitutifs de chaque mot. Ainsi, notre alphabet se trouva-t-il inventé, à l’âge du bronze, il y a trois mille cinq cents ans.

 Pour transcrire ces 28 phonèmes  repérés, on se servit des signes cunéiformes les plus simplifiés possibles, utilisant deux ou trois coins seulement, placés en différentes positions. Les inventeurs utilisèrent parfois une méthode dite « acrophonique » ; par exemple le alif suggère une tête de « bœuf » stylisée, le bet («le plan d’une maison » en phénicien), le res (« tête » en phénicien) un profil, etc…

 On a parlé de 28 phonèmes, car les Ougaritiens utilisèrent trois graphies différentes selon l’apport vocalique ajouté au « alif » (cf. en arabe aujourd’hui les voyelles « a », « i », « ou »). Ce qui portait le nombre de graphèmes à 30.

 Le sens de la lecture pouvait être de gauche à droite, ou de droite à gauche (c’est cet usage qui finira par s’imposer à toutes les langues sémitiques), comme l’indiquait  Charles Virollaud, dans la revue  Syria  (1931), où il  publia sa communication à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres du 3 octobre 1930. En 1949, comme nous l’avons vu plus haut, la découverte de l’abécédaire calligraphié montrait l’organisation de centres d’alphabétisation et de formation  des jeunes apprentis scribes. On imprimait les signes sur la pâte molle de tablettes de 5 à 8 cm de hauteur et de largeur avec un stylet en métal ou un poinçon en roseau taillé, puis on les passait au four. Lors du dégagement de l’un des fours du Palais-Royal, on découvrit des tablettes rédigées qui venaient d’être introduites par cuisson, au moment du sac de la ville.

 Tandis que l’akkadien était toujours utilisé pour les dépêches diplomatiques, la langue et les caractères ougaritiques transcrivirent des correspondances personnelles, ou des textes religieux ou pédagogiques. Ainsi ce traité sur l’art d’écrire, véritable  Manuel du Maître  : « Au jeune élève assis devant toi, ne te montre pas indifférent. Dans l’art d’écrire révèle lui n’importe quel secret. Numérations, comptes, révèle lui toutes les solutions. L’écriture secrète, révèle-le lui aussi. Roseau taillé et peau de suif, de l’argile humide cela a été donné à ce jeune élève. Donc de ce qui touche à l’art d’écrire, ne néglige rien ».

 On a pu se demander également si l’ordre des lettres avait été logiquement établi. Certains chercheurs ont pu y voir un enchaînement anthropomorphique, ainsi  « yod » (main) est suivie de « kaf » (paume) ou « ain » (œil) est suivi de « pé » (bouche). Les recherches continuent mais une fois établi cet ordre sera conservé dans toutes les langues qui l’emprunteront.

 Ougarit va donc disparaître, recouverte peu à peu par les couches successives d’occupation du site. Une colonie grecque est signalée au VIe siècle avant J.C..  Un de ses faubourgs sis à Ras Ibn Hani sur la côte même, et que l’on a surnommé le « Versailles » ougaritien car, jusqu’à maintenant, on n’y a découvert que des restes de palais, se maintiendra comme centre de production de céramique jusqu’au VIe siècle après J.C., lorsque de terribles tremblements de terre détruiront aussi Antioche en 526 et 528, puis Lattaquieh en 529.

 

Après le départ, puis l’anéantissement des peuples de la mer, les cités côtières vont se reconstituer ; ce seront les Araméens alors qui recréeront des principautés et diffuseront leur langue ; parmi elles, Byblos (aujourd’hui Jbail), destinée à transmettre son propre nom aux productions écrites puisqu’on appellera tout livre « Byblos » ou « Byblion », de la ville dont on les exportait vers le monde entier. On comprend que des esprits ingénieux vont réinventer un alphabet adapté au dialecte de la ville. Ainsi le nombre de graphèmes sera une nouvelle fois réduit à vingt-deux phonèmes ; c’est qu’on ne note plus les alifs vocalisés, et que la prononciation locale ne distingue  pas le « kha » du « ha » ; le « ain » du « gheyn ».

On pense que la constitution du nouvel alphabet sera définitive dès le XIe siècle ; on connaît une inscription en écriture alphabétique d’une certaine longueur sur le sarcophage d’Ahiram, roi de Byblos de l’époque du roi David (vers 1000 avant J.C.). Cet alphabet va parvenir à Athènes vers le VIIIe siècle avant J.C et à un certain moment, après un passage en « boustrophédon » (on lisait et écrivait indistinctement de gauche à droite, et de droite à gauche), l’alphabet grec adoptera l’ordre de lecture de gauche à droite tandis que les Etrusques conserveront le sens de droite à gauche pour leur écriture.

Vers le IVe siècle avant J.C., les divers alphabets grec, chypriote, créto-mycénien, seront stabilisés, et  influenceront le gothique en Europe, le copte (avec sept signes supplémentaires du démotique), en Egypte, le géorgien et l’arménien en Asie Mineure, plus tard le cyrillique en Moscovie.

 Ainsi cette invention prodigieuse de vingt-deux graphèmes  phéniciens isolés allait permettre de noter, des sons de plus en plus différents, de plus en plus nombreux, au fur et à mesure que la civilisation de l’écrit universel s’étendait de l’est à l’ouest, et vers le sud et  le nord. Les hommes conservèrent pour nommer cette remarquable technique, les deux premiers graphèmes de l’alphabet phénicien, « alpha »et « bêta », alors même que l’énoncé de ces sons n’avait plus de valeur sémantique.

 Byblos s’était ouvert au monde entier grâce au miracle de l’alphabet !

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

* AMIET Pierre,  Au pays de Baal et d’Astarté, 10 000 ans d’art en Syrie, Catalogue de l’exposition au Petit Palais, Ministère des Affaires Etrangères, Paris : AFOA, 1983

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* COHEN, Marcel, La grande invention de l’écriture et son évolution, Paris : Klincksieck, 1960.

* MEILLET, A &  COHEN, Marcel, Les langues du monde, 2 tomes, Paris : CNRS, 1952.

* ORIVER,  G. R., Semitic writing from pictograph to alphabet, Londres : British Academy, 1944.

* POPE Maurice,  The story of Deciplement from Egyptian Hieroglyphic to Lineas B, Londres : Thames and Hudson, 1975.

* SAADE, Gabriel, Ougarit métropole cananéenne, Beyrouth : Imprimerie Catholique, 1979.

* STARCKY, Jean, « Le Liban et l’écriture alphabétique », in Aboussouan, Le livre et le Liban, Paris : Unesco-Agecool, 1982.

 

 

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